PIER PAOLO PASOLINI était un romancier, poète et essayiste, un homme
et un cinéaste hors du commun né le 05/03/1922 à Bologne en Italie et décédé le 02/11/1975.
Puissante, amère et scandaleuse,son œuvre est une des plus dérangeantes du septième art.
Pier Paolo Pasolini n'a pas été le seul écrivain à délaisser la plume pour la caméra. Pour ne donner que quelques exemples, on sait ce que le cinéma doit à
des écrivains comme Jean Cocteau, Alain Robbe-Grillet et Marguerite Duras, ou encore à l'Italien Mario Soldati. Mais personne peut-être mieux que lui n'a approfondi la question des affinités et des différences entre ces deux moyens d'expression. Quant aux affinités, la critique se réfère au roman que Pasolini écrivait en 1953, sous le titre « Dal vero », en raison de sa facture déjà très cinématographique.
En ce qui concerne les différences, Pasolini se pose lucidement le problème en 1961, au moment où il s'apprête à tourner son premier film Accattone (Accattone). Dans les notes qu'il rédige à la fin du tournage et qui servent d'introduction à la publication du scénario, Pasolini remarque tout d'abord qu'entre l'expression cinématographique et le discours littéraire une différence s'impose d'emblée : « La première manque presque totalement d'une figure, la métaphore, dont la seconde, elle, use presque exclusivement. Pourtant, poursuit-il, si le cinéma ne peut se permettre les figures de style que le roman utilise en vertu d'une tradition millénaire, il n'en est pas complètement dépourvu. Chose étrange cependant : les figures de style que le cinéma reprend à l'écrit sont celles de la littérature archaïque, religieuse et enfantine, figures qui sont aussi celles d'un autre art : la musique. Je me réfère ici à l'anaphore et à l'itération. » Il s'agit de la répétition ou du retour d'une même image, caractéristique des rondes et comptines enfantines, entre autres. Et il est vrai que nombre de cinéastes emploient ce procédé de façon naturelle sinon inconsciente. Partant « une image peut donc avoir, selon Pasolini, la même force allusive qu'un mot ». « L'image est comme le mot, explique-t-il à une autre occasion, à ceci près qu'elle s'appuie sur un alphabet plus complexe que celui employé par le mot : l'alphabet de la réalité. »
Signalons que Pasolini écrivit ses réflexions en 1961, soit près de huit ans près avoir entamé la rédaction de « Dal vero », structuré comme un scénario et que cette période correspond à celle où il passe du stade de cinéphile à celui d'auteurs de sujets de films, de scénariste et de conseiller. Ces années seront d'ailleurs marquées par une heureuse collaboration avec Mauro Bolognini pour lequel il écrit notamment les scénarios de Jeunes Maris (Giovani mariti, 1958), Les Garçons (La notte brava, 1959), Le Bel Antonio (Il bell'Antonio, 1960) et Ça s'est passé à Rome (La giornata balorda, 1960), de loin les meilleurs films de ce réalisateur inégal. En 1960, alors que le nom de Pasolini apparaît aussi aux génériques de Morte di un amico de Franco Rossi et de La Longue Nuit- de 1943 (La lunga notte del '43) de Florestano Vancini, tout laisse donc à penser qu'il entame une brillante carrière de scénariste, à l'instar d'autres auteurs connus qui l'ont précédé dans cette voie : Vitaliano Brancati et Cesare Zavattini. Carrière, croyait-on alors, qui allait se développer parallèlement à celle d'écrivain : un an plus tôt, en effet, Pasolini avait connu un grand succès avec la parution de son roman « Una vita violenta ».
C'est avec Accattone que Pasolini va effectuer son irréversible passage au cinéma. Situé dans le sous-prolétariat des faubourgs de Rome, Accattone présente une vision du monde à la fois chrétienne et marxiste qui se démarque de celle, souvent misérabiliste, des expériences néoréalistes. Ouvert par Accattone, ce premier cycle résolument réaliste de Pasolini se poursuit avec Mamma Roma (Mamma Roma) et le sketch de Rogopag (Rogopag, laviamoci il cervello), sortis en 1962. Mamma Roma, qui raconte les vains efforts d'une prostituée pour sortir de sa condition et assurer à son fils un avenir de petit-bourgeois, est le film le plus contradictoire de la trilogie, en raison de la^ présence écrasante d'Anna Magnani. Etrangère à l'univers pasolinien, elle entraîne le film dans une direction (en l'occurrence le néoréalisme qui va de Rome ville ouverte-Roma città aperta, de 1945 à Bellissima-Bellissima, de 1951) très éloignée des exigences poétiques de Pasolini. En revanche, le sketch de Rogopag, centré sur la « passion » et la mort d'un figurant jouant le rôle du bon larron dans un film sur la Passion, constitue la plus grande réussite des débuts cinématographiques de Pasolini, marqués par la sublimation du thème de la misère et l'adieu au monde du lumpenproletariat et des faubourgs populeux.
Après un essai et une chronique filmée, La rabbia (1963) et Enquête sur la sexualité (Comizi d'amore, 1964), Pasolini va se livrer à des relectures modernes des textes saints et à des remises en cause des grands mythes antiques avec une érie de films graves et saisissants. Tout en restant fidèle au message du Christ, L'Évangile selon saint Matthieu (Il Van-gelo secondo Matteo, 1964), joué par des non-professionnels, étonne par l'audace de l'interprétation des Écritures, notamment par le style qui oscille du plus extrême dépouillement à une vision presque saint-sulpicienne.
Interprété par Totô, Des oiseaux petits et grands (Uccellacci e uccellini, 1966) "est une poétique allégorie sur la recherche du bonheur dont Pasolini ne nous dit pas s'il appartient au domaine matériel, spirituel ou politique.
Pasolini transpose ensuite ses obsessions profondes en « réactualisant » très librement deux des plus grands mythes antiques. Œdipe roi (Edipo re, 1967) d'après Sophocle lui permet d'aborder le douloureux problème de la « différence », problème auquel il est lui-même, tant dans sa vie privée que publique, quotidiennement confronté. Dominé par la présence de Maria Callas, Médée (Medea, 1969) est une sorte de réflexion, somptueusement baroque, sur le passage d'un monde à un autre. Le film faisait ainsi écho, par le détour du mythe, aux bouleversements socio-politiques que connaissait alors l'Europe occidentale.
L'année précédente, Pasolini avait déjà donné une parabole beaucoup plus transparente du pourrissement auquel, selon lui, la société bourgeoise s'est elle-même condamnée avec un film « scandale », Théorème (Teorema, 1968) : on y assistait à la désintégration d'une famille entière (domestiques compris) sous l'emprise sexuelle d'un être mystérieux dont on ne savait s'il était ange ou démon.
Autre interrogation dramatique sur l'avenir de la société, Porcherie (Porcile, 1969) provoquait une sorte de malaise par la noirceur de son propos et par la crudité (où certains virent de la complaisance) de ses scènes de cannibalisme. Comme s'il désespérait de l'avenir, Pasolini se tourne alors vers le passé, en l'occurrence les grands classiques de la littérature erotique. Sorte de trilogie de la sérénité sensuelle Le Décaméron (Il Decameron, 1971), Les Contes de Canterbury (I racconti di Canterbury, 1972) et Les Mille et Une Nuits (Il fiore délie Mille e una notte, 1974) témoignent d'un réel plaisir de filmer qui se double pour Pasolini de celui d'incarner un tourmenté Giotto dans Le Décaméron et un indolent et narquois Chaucer dans Les Contes deCanterbury. Mais la mélancolie et le désenchantement ne sont pas absents de ces œuvres pleines de vie et de couleurs. Au-delà du grand spectacle commercial et des joyeux débordements sexuels de ses héros, le sentiment funèbre qui habite le cinéaste demeure en filigrane. Seul le dernier film de cette trilogie donne l'impression d'une réelle réconciliation de Pasolini avec la vie, comme s'il avait atteint la sérénité et le détachement du conteur oriental qui l'inspira. Après cette incursion dans le grand spectacle commercial, Pasolini, plus amer et déses-
péré que jamais, entreprend de dénoncer la renaissance du fascisme : mêlant l'évocation de la république de Salô à l'univers de Sade, il compose un enfer de stupre et de violence d'une férocité presque insoutenable. Le scandale de Salo ou les 120 jours de Sodome (Salô o le 120 giornate di Sodoma, 1975) est à la hauteur de sa provocation. Ce sera le dernier film de Pasolini : le 2 novembre 1975, il trouve une mort atroce dans un misérable faubourg d'Ostie. Assassinat politique ou simple affaire de mœurs? Le mystère demeure.