ANECDOTE DENISE GREY LE DIABLE AU CORPS
" dans le Diable au corps de Claude Autant-Lara, le seul film pour l'instant, avec la Boum, qui m'ait vraiment marquée car il m'a permis de changer de registre.
J'évoque toujours avec plaisir la façon dont ce rôle m'a été proposé. Un jour de 1946, je déjeune avec mon mari dans un petit bistrot de la rue Montpensier, donnant sur le Palais-Royal, en bas de la maison, où nous allions souvent. On y mangeait très bien. C'était aussi un repère de célébrités. On y croisait Colette, Cocteau, Bérard.
Je bavarde gentiment avec Charley. Assis à une table, un peu plus loin, un monsieur me dévisage. Je n'y prête pas attention. Mais il se lève et vient vers moi :
« Madame Denise Grey, permettez-moi de me présenter. Je m'appelle Jean Aurenche. J'écris actuellement les dialogues du Diable au corps que Claude Autant-Lara va porter à l'écran. J'aimerais vous avoir pour jouer Madame Grangier. »
Je le fixe avec un œil rond. Je connais le roman par cœur. Madame Grangier est une belle garce ! Je m'empresse de lui répondre :
« Monsieur, vous vous trompez. Ce n'est pas un rôle pour moi. Madame Grangier est une femme très dure. Je n'ai pas cette nature-là. »
Et Jean Aurenche de protester :
« Justement ! Je la trouve trop sèche, trop dure. Je cherche une femme qui n'ait pas ce visage-là, afin que le rôle ne soit pas antipathique. »
J'ai accepté.
Je conserve un excellent souvenir de ce tournage, près de Paris, avec Micheline Presle et Gérard Philipe, tous deux adorables. J'impressionnais Micheline car j'occupais mes temps de repos à coudre des manteaux — des manteaux jaunes — pour mes petites-filles.
Plus habituée aux rôles comiques, j'ai éprouvé quelque difficulté à me mettre dans la peau d'un personnage dramatique. Au cours d'une scène, en particulier, je devais, voyant ma fille partir, exprimer à la fois la douleur et le chagrin, mêlés d'un certain remords. Je venais de me montrer très dure. Mes larmes devaient couler.
Je n'avais même pas un texte à dire pour me soutenir. Muette, je devais simplement exprimer ces émotions.
Je crois que j'ai tout essayé, m'obligeant à imaginer les situations les plus pénibles. Allant jusqu'à inventer une maladie très grave à mes petites-filles. Effort couronné de succès. Autant-Lara s'est écrié aussitôt :
« Bravo ! Sensationnel !
— Peut-être, mais mauvais pour le son », a répliqué un technicien. Je m'indignai : « Mais je ne dis rien ! »
J'ai dû, malgré tout, recommencer la scène, avec le sentiment déprimant que, plus je la reprenais, moins j'étais bonne.
Aussi quand Claude Autant-Lara m'a demandé : « Allons, encore un petit effort ! » J'ai calé :
« Désolée, mais je n'ai plus personne, plus de famille, plus rien. Je les ai tous exterminés. »
Pour nous tirer de ce mauvais pas, ultime recours, j'ai consenti à avaler un verre de cognac. Et là, apparemment, j'ai trouvé le ton juste.
Le Diable au corps reste l'une de mes fiertés. Ce film est devenu un grand classique du cinéma. "